La 77e édition du Festival de Cannes s’ouvre ce mardi soir. Face à un monde en désordre et un univers culturel bousculé par la poussée numérique et l’intelligence artificielle, le plus grand et le plus important rendez-vous cinématographique au monde cherche à rester le repère absolu du Septième art. Trente-cinq mille professionnels sont attendus jusqu’au 25 mai, jour du palmarès pour les 22 films en lice pour la Palme d’or qui sera remise cette année par Greta Gerwig, réalisatrice de Barbie et présidente du jury.
Tout aurait pu commencer de manière si paisible, joyeuse et harmonieuse. Pour le côté glamour et paillettes, le directeur du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, a sélectionné pour la compétition, entre autres, le film Megalopolis du mythique réalisateur américain et double Palme d’or Francis Ford Coppola, 45 ans après Apocalypse Now. Pour dorer encore plus le tapis rouge, il va décerner aux stars hollywoodiennes Meryl Streep et George Luccas, créateur de Star Wars, une Palme d’or d’honneur.
Et pour le film d’ouverture de ce feu d’artifice cinématographique que le monde entier envie à la France, Frémaux mise ce soir sur l’humour noir de la comédie Le deuxième acte du DJ et réalisateur français Quentin Dupieux, avec Léa Seydoux et Louis Garrel. Très loin du lancement très contesté de l’année dernière quand le défilé de Maïwenn et Johnny Depp, avec leurs affaires respectives, sur le tapis rouge, avait suscité de grands remous.
Mais l’actualité souffle le chaud et le froid sur la Croisette. Il y a quelques jours, un tribunal à Téhéran a condamné Mohammad Rasoulof à huit ans de prison et à des coups de fouet pour avoir publiquement dénoncé la corruption dans son pays. Les cinéphiles du monde entier, horrifiés par cette condamnation barbare, se sont montrés alors solidaires, mais en même temps résignés à ce que l’artiste iranien, en lice pour la Palme d’or, ne vienne pas – et que la seule chose qu’ils puissent faire était d’essayer d’obtenir l’une des 2 000 places convoitées du Grand Théâtre Lumière pour décrypter le message et admirer la puissance artistique de la nouvelle création du cinéaste.
Et puis, Mohammad Rasoulof a annoncé hier, sur son compte Instagram, qu’il avait réussi à fuir son pays, grâce aux gens « qui [l]’ont aidé, parfois au péril de leur vie, à franchir la frontière et [le] mettre en sécurité ». « Le cœur lourd, j’ai choisi l’exil. » Le réalisateur iranien multiprimé pour ses films contre la corruption des esprits et des âmes pourra peut-être, finalement, présenter The Seed of the Sacred Fig à Cannes.
Une deuxième vague #MeToo au Festival de Cannes ?
Alors qu’ici, une bonne nouvelle a remplacé une mauvaise, cela pourrait être le contraire avec la deuxième vague de #MeToo qui s’approche de plus en plus du Festival, jadis un des lieux préférés d’un certain Harvey Weinstein pour agresser sexuellement des actrices…
Contrairement à l’année dernière, Thierry Frémaux et sa présidente Iris Knobloch ont veillé à aborder activement le thème du harcèlement sexuel. Cela ne se traduit pas forcément dans la sélection des 22 films en compétition. En revanche, pour la cérémonie d’ouverture de la section « Un certain regard », le 15 mai, le festival a invité le court métrage de Judith Godrèche, nouvelle figure de proue française de la lutte contre les violences sexuelles dans le cinéma.
L’actrice et réalisatrice qui a publiquement accusé de viols Benoît Jacquot et Jacques Doillon, grands habitués du Festival de Cannes, fera résonner, avec Moi aussi, les témoignages d’autres femmes issues du milieu cinématographique. « Un film tourné en une seule journée », a affirmé Thierry Frémaux lors d’une conférence de presse le 13 mai, « avec mille personnes qui sont parmi les milliers de témoignages qu’elle a reçus à la suite de son propre engagement sur la question des violences faites aux femmes. » Un film engagé qui sera projeté aussi sur la plage de la Croisette pour toucher au maximum le grand public.
En attendant le procès en octobre contre l’icône nationale Gérard Depardieu (débarqué du film de Michel Hazanavicus, La plus précieuse des marchandises, en lice pour la Palme d’or, à la suite d’accusations concernant des agressions sexuelles commises sur des tournages), une voix anonyme a décidé de faire planer une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’autres bourreaux présumés, menaçant sur les réseaux sociaux de rendre publique une liste de dix hommes impliqués dans des violences sexuelles et présents à Cannes. Une rumeur sans aucun fondement, mais à laquelle la présidente Knobloch s’est sentie visiblement obligée de répondre dans Paris Match : « Si le cas d’une personne mise en cause se présentait, nous veillerions à prendre la bonne décision au cas par cas. »
Le magazine Elle a en revanche bien publié, ce lundi 13 mai, une enquête dans laquelle neuf femmes témoignent contre Alain Sarde, célèbre producteur français de cinéma et habitué du Festival de Cannes. Et les accusations sont graves : harcèlement, agressions sexuelles, viols…
La place du cinéma africain au Festival de Cannes 2024
Au-delà des polémiques à venir, Cannes reste surtout le rendez-vous mondial du cinéma. Mais, contrairement à la forte présence de films américains et chinois (« Le cinéma chinois est de retour ») en sélection officielle, les réalisateurs du continent africain se retrouvent cette année plutôt mal considérés.
Comparé à l’édition précédente, avec deux films en lice pour la Palme d’or et un total de six films en sélection officielle, cette année s’annonce plutôt maigre, avec l’absence de films africains en compétition et deux films dans la section parallèle « Un certain regard ». D’abord The Village Next to Paradise de Mo Harawe, réalisateur somalien qui mène sa carrière en Autriche. Puis On Becoming a Guinea Fowl de la courageuse Rungano Nyoni, dont l’engouement pour son film de zombies, lors de l’ouverture de la réservation, laisse déjà présager un intérêt fou pour cette œuvre venue de la Zambie.
Il faut chercher dans « Cannes Premières », section à caractère très nébuleux, créée en 2021, pour trouver un autre film du continent africain, en l’occurrence celui du grand réalisateur marocain Nabil Ayouch. L’Égypte est présente à la fois à la « Semaine de la Critique » avec le documentaire Les filles du Nil de Nada Riyadh et Ayman El Amir, mais aussi à la « Quinzaine des cinéastes » avec East of Noon de Hala Elkoussy. En attendant, pour ceux qui se soucient de l’absence d’autres films de l’Afrique subsaharienne, le pavillon Les cinémas du monde sensibilisera les festivaliers sur les enjeux à venir avec un colloque « Afrique(s) : mutation des écosystèmes et nouveaux récits ».
« À Cannes, la politique est à l’écran »
La situation géopolitique mondiale actuelle impose-t-elle, ou au contraire interdit-elle, la sélection de certains films ? Interrogé sur la question des critères du choix, Thierry Frémaux répond inlassablement la même chose : « Techniquement et philosophiquement, le festival ne choisit pas des films pour faire des échos de telle ou telle situation. Mais les artistes le font et leurs œuvres peuvent être le reflet de telle ou telle situation. »
Force est de constater que le réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa, qui avait alerté déjà il y a dix ans sur la menace de la Russie, est bel et bien présent cette année en séance spéciale avec L’Invasion. Et Kirill Serebrennikov, cinéaste russe exilé et très critique envers Poutine, présente Limonov, la ballade. En parallèle, le CNC, le Centre national du cinéma français évoque à sa façon le combat entre les soft power de la Russie et de l’Ukraine en organisant une table ronde autour du thème « Améliorer la circulation des œuvres ukrainienne à l’international ».
La belle de Gaza, de la Française Yolande Zauberman, présenté en séance spéciale, semble s’inscrire également dans cette logique, bien que Thierry Frémaux affirme avoir sélectionné cette histoire sur un transsexuel palestinien il y a un an déjà, « donc bien avant de ce qui se passe au Proche-Orient » depuis le 7 octobre 2023.
En tout cas, les mots « boycott » ou « interdiction » ne sont jamais mentionnés à Cannes. Et s’il n’y a pas de film israélien projetté sur la Croisette, c’est parce que « la sélection cannoise est une sélection qui se fait à partir de films que nous voyons. La sélection se fait indépendamment de toute considération autre que celle du cinéma. » Ce qui interroge surtout le directeur du Festival de Cannes, c’est la menace d’une autocensure à venir : Est-ce que ce qui se passe aujourd’hui, dans l’appréhension du monde, des nouveaux rapports sociaux, du nouveau rapport femmes-hommes, est-ce que cela ne va pas créer des histoires ? »
Première compétition pour le cinéma immersif
La grande nouveauté de cette édition sera une nouvelle compétition pour le cinéma immersif, avec huit films annoncés. Le Festival de Cannes explique sa nouvelle offensive dans le domaine virtuel avec l’envie d’« explorer les nouvelles potentialités de l’image […] en rupture avec le cadre bidimensionnel de l’écran cinématographique ». Sept ans après le projet pilote Carne y Arena (Virtually Present, Physically Invisible), du réalisateur mexicain Alejandro Gonzalez Inarritu, « première œuvre immersive jamais présentée dans la sélection officielle d’un grand festival », Cannes accepte même de renoncer au sacro-saint critère de première mondiale à Cannes. Car Noire, de Tania de Montaigne, Stéphane Foenkinos et Pierre-Alain Giraud, avait déjà été présenté au Centre Pompidou et au Fipadoc. Et En amour, d’Adrien Mondot et Claire Bardainne, une installation immersive où « le corps du public y est invité à former une chorégraphie humaine temporaire, libre et organique », est programmée depuis février à la Philharmonie de Paris.
Comment Thierry Frémaux défend-il cette rupture avec l’exigence de première mondiale dans une compétition à Cannes ? « En effet, ces œuvres ne sont pas toutes en première mondiale, parce que quand on avait décidé de faire cette compétition immersive, on était au mois de janvier, et les œuvres inédites n’étaient pas si nombreuses… »
En revanche, le Festival de Cannes accueillera en avant-première la flamme olympique ! Cette dernière sera portée par Arnaud Assoumani, champion du monde paralympique de saut en longueur des JO de 2008, et fera une apparition le 21 mai sur le tapis rouge à l’occasion du documentaire Olympiques ! La France des Jeux, de Mickaël Gamrasni.
La menace d’une autocensure
Mais ce qui interroge le directeur du Festival de Cannes peut-être le plus est la menace d’une autocensure à venir. « La vraie question est : n’y a-t-il pas une autocensure à venir de la part des artistes ? Est-ce que ce qui se passe aujourd’hui, dans l’appréhension du monde, des nouveaux rapports sociaux, du nouveau rapport femmes-hommes, est-ce que cela ne va pas créer des histoires, susciter l’imagination ? »
À suivre et à vivre sur grand écran au Festival de Cannes, jusqu’au 25 mai.
Source: www.rfi.fr